• Le jeune homme qui vient par la mer - Nouvelle - Série les Réfugiés

     

    Il a 16 ans. Presqu’un homme déjà. Sa taille élancée chute sur des épaules qui s’affaissent. L’accablement, la maigreur escamotent sa prestance. Des traces grisâtres balaient son corps musclé.

    Il est venu par la mer. Il a fui. Les assassins de son père, dira-t-il. La famine, aussi. Sans doute. La terre ne donne pas là-bas. Elle a bu toute l’eau que le ciel ne verse pas. Il a fui.

    Sa mère est morte. De longtemps déjà.

    Il parle mal la langue d’ici. Il a froid. Personne ne l’attend.

    Chez lui, là-bas, il se raconte que c’est l’opulence, ici.

     

    Son regard erre sur le port. Les gens passent. Pressés. Nonchalants. Indifférents. Voire hostiles.

     

    A la descente du bateau, il y a eu bousculade. On lui a volé ce qu’il avait sur lui. Quelques pièces représentant tout ce qu’il avait pu trouver dans la case désertée et échanger avant de s’embarquer.

    Cela représentait peu. Maintenant il n’a plus rien.

     

    Les fenêtres le regardent. Sans aménité. Elles lui opposent les yeux aveugles de leurs vitres vides. L’anonymat glaçant des rideaux abritent les demeures dans un repli convenable.

     

    Le clocher vrillé élève sa forme de gazelle. Il bégaie douze  battements.

     

    Il traverse la place. S'assied à terre devant l’auberge. La petite ville transpire la défiance hautaine. Elle offre sa circonspection aux mendiants du port. Leurs fripes, chagrinées d’avoir traversé des nuits se succédant aux jours, sans qu’aucun blanchissage viennent atténuer  l’odeur vigoureuse qui s’y accroche, éloignent le chaland bien mis. Le nécessiteux gêne, avec sa gamelle qui exhibe la pauvreté et convoque à la générosité. Il dépareille. Inquiétant par son dénuement.

     

    Le patron du bistrot enjoint au jeune homme d’aller salir le sol plus loin. Il a de la chance qu’il n’appelle pas les flics.

     

    Il s’éloigne. Scrute la place. Repère un arbre. Dans son regard, renait la crainte. Elle l’accompagne depuis si longtemps. Malgré sa jeunesse. Il s’assied contre le tronc. Pose son front sur ses mains. Voile ses yeux qui secrètent un filet humide derrière de longs doigts fins. A la recherche d’une protection. Si ténue soit-elle.

     

    La sentinelle religieuse lui apprend qu’il est quinze heures.

     

    La faim crispe son estomac. Sensation coutumière d’une enfance indigente. Brûlures le long de l’œsophage. Il croise les bras sur ses genoux. Pose la tête sur cet oreiller. Ferme les yeux. S’échappe de cette place sans place qui le chasse et arbore les rires satisfaits des habitués du bistrot.

     

    Dix-sept heures. Le soir tombe sur la ville. Les fenêtres s’habillent de lumière. L’air devient plus frais.

    Il n’a pas bougé. Assis contre l’arbre qui le tolère sans débordement. 

     

    Vingt deux heures. Le froid.

    Fermeture des volets. Ricanement des charnières. Protestations heurtées contre la pierre des encadrements. Cahots successifs l’enfermant  chaque fois davantage au dehors.

     

    Les maisons ont éteint leurs yeux. Le brouillard a posé sa mousseline ivoire sur les silhouettes spectrales de la petite ville. Quelques réverbères malingres diffusent une lueur rognée, festive dans cette nuit blanche.

    Le jeune homme est transi. Il se lève. Marche en rond. Essaie d’atténuer la douleur du froid dans son corps qui crie. Marche encore. Il a peur. Une cabine téléphonique. Il contemple un instant la cabane de verre. Ouvre la porte. Entre. S’assied par terre sur les traces grisâtres des chewing-gums écrasés sur l’asphalte parmi quelques mégots rachitiques.

     

    Les parois l’enserrent comme un lange. Il s’y love. Y cherchant la sécurité d’une matrice. Et s’endort.

     

    Six heures. Le camion-poubelle opère son œuvre de prélèvement dans la ruelle adjacente. Braiement du moteur. Heurts des containers. Odeurs putrides. Interpellations.

     

    Il se déplie. Sort de la cabine. Le froid a fait son travail durant la nuit. Il est grelottant. La faim empoigne son ventre. Il a soif. Il se met à courir. Au hasard. Il sillonne des ruelles décrépies, frôle des volets écaillés, évite des seuils creusés. Les trottoirs lui opposent des trous comminatoires.

    Il arrive à proximité du marché couvert. Les éboueurs ne sont pas encore passés. Il repère les poubelles et leurs cagettes adjacentes chargées de la manne invendue.

    Il trouve quelques fruits et une miche de pain déchirée.

     

    Un robinet public est fiché dans le mur de la halle. Il l’ouvre pour enfin se désaltérer. L’eau gicle dans un jet anarchique et vient s’éponger sur son pantalon de toile. Les cuisses s’exaspèrent. Le froid a redoublé sa morsure. Il avale son butin de laissé pour compte goulument.

     

    Il marche, marche, marche encore pour faire reculer l’engourdissement et tenter d’atténuer l’étau du froid et de l’angoisse. Il doit bien être 9 heures maintenant. Il repère un amas de tôle allumé. S’approche. Des gens entrent et sortent poussant un chariot de fer devant eux. Il hésite. Se cache pour observer. On circule librement. Peut-être peut-il lui aussi passer les portes de verre aux grandes affiches criardes.

    Dans le supermarché, il voit au rayon des livres, des enfants assis. Ils regardent un ouvrage. Il va se glisser à côté d’eux. Prend un livre d’images. Et se laisse emporter dans le monde imaginaire qui se déploie sous ses yeux.

     

    Le temps passe. Il se réchauffe. Les images l’entourent et l’aide à oublier la peur. Mais la faim revient. Il voit une mère prendre un gâteau dans un paquet et le tendre à son garçonnet. Elle repose le paquet dans le chariot. C’est donc de la nourriture. Il suit l’embarcation à distance, les yeux fixés sur le paquet. Le chariot s’arrête. La conductrice s’éloigne, le garçonnet à la main. Alors, vif comme lorsqu’il attrapait les oiseaux pour en faire sa pitance, il embarque le paquet et retourne au bonheur des images à côté d’enfants qui ont succédé aux premiers.

     

    Les lumières suspendues tout en haut de l’entrecroisement de fer clignotent puis s’éteignent. Il ne bouge pas. S’il pouvait passer la nuit là, dans ce monde qui diffuse chaleur, nourriture et images.

    On vient le déloger. On ferme. Tout le monde sort.

     

    Il reprend son errance. Espère retrouver la cabine de verre, là bas vers la mer. Rencontre le gris des façades sans grâce, pauvrement entretenues, aux yeux vides, aux seuils aveugles, faiblement éclairées vers l’intérieur. Tandis que lui dehors voit la nuit qui tombe et le halo des réverbères qui montrent les trous du trottoir.

    Il chemine. Seul. Les rues transpirent de silence. Le soir exacerbe le froid. Ses muscles se resserrent, sa chair se rétrécit.

    Il arrive à la place. Il fait maintenant complètement nuit. Les volets gémissent leur adieu dans un claquement hostile. Il a le sens de l’orientation, prend la mesure des lieux et se dirige vers la cabine de verre aux traces de chewing-gums grises et aux mégots rancis… Il est vingt et une heures.

     

    Vingt et une heure trente, trottinement d’un chien, guilleret au bout de sa laisse. Malgré le froid nocturne. Raclement de gorge.

     Il se recroqueville. Détourne la tête. N’aime guère les chiens. Attend avec anxiété qu’il s’éloigne.

    Le chien lève une patte sur la cabine comme tous les soirs. Le jet jaune dessine une tâche ruisselante qui va mourir dans l’asphalte. Le maître s’éloigne tirant son animal indifférent à la forme recroquevillée au sol, de l’autre côté du panneau de verre. C’est la deuxième halte de l’immuable parcours exécuté trois fois par jour par le maitre.

     

    Vingt deux heures quinze. Ouverture d’une portière de camionnette. Des voix. Des pas.

    Il enfonce la tête dans les épaules. Ses doigts se crispent. La peur redouble.

    Une main se pose sur son bras. Sursaut.

    «  Bonjour petit, qu’est-ce que tu fais là ? T’as mangé ?

    - …

    Son corps se restreint. Il ne bouge pas. Des spasmes d’affolement le malmènent.

     

    On le secoue.

    - Pourvu qu’il ne soit pas en hypothermie !

    -  Petit, tu es gelé !  Il faut bouger !»

    - On l’embarque. Marc, viens me donner un coup de main. On va l’installer dans la camionnette en attendant le SAMU. Il faut un bilan.»

     

    La maraude le recueille. Gestes de première urgence. On l’emballe dans une couverture de survie. Un bol de soupe passe entre ses lèvres bleues. Il ne comprend pas. Que lui veut-on ?

     

    Il est assis sur le banc arrière inconfortable de la camionnette de tournée. Son esprit est brumeux, apathique. Trop de froid, de faim, de peur.

     

    On lui pose des questions. D’où vient –il ? Comment s’appelle-t-il ? Quel âge a-t-il ? Comment est-il venu ?

    Que peut-il dire ?

    Là-bas, chez lui, se raconte qu’ici c’est l’abondance. Que tout le monde a ce qu’il veut. Que les maisons sont luxueuses. Mais que c’est la loterie de pouvoir rester.

    Il ne dit rien. L’appréhension l’empoigne, amenuise sa respiration, broie ses entrailles. Qui sont ces gens ? Que lui veulent-ils ? Où est son sac ?

     

    « Il est mineur. 16 ans. Il faut le signaler au juge des enfants. » Son sac est là. Dans les mains de la dame. Qui regarde son passeport. Il n’a pas compris ce qui l’attend. Le juge… C’est pourquoi. La boule dans son ventre se resserre. Le nœud qui étrangle sa gorge devient douloureux.

     

    Le SAMU arrive. Sans bruit. A cette heure-ci les sirènes impétueuses, annonciatrices de la détresse, revendiquant le passage, sont en sommeil. Comme les rues. Il passe d’une camionnette dans l’autre. Ici, on l’allonge. Lui prend le pouls, la température.

    - Depuis quand êtes-vous dehors ?

    - Avez-vous mangé ?

    - Qu’avez vous mangé ?

    - Quand ?

    - Avez-vous de la famille ici ?

    - Avez-vous une assurance sociale ?

     

    Il est deux heures du matin. L’hôpital le prend en charge. Nouvelle série de questions. Examen clinique. Prise de sang.

    Il s’est réchauffé. A mangé. Il va bien. Il est solide.

    Les lits sont pleins. On en a même plusieurs dans le couloir. On est désolé. On ne peut pas le garder.  Il peut attendre le matin dans la salle d’attente jusqu’à l’arrivée de l’assistante sociale de permanence. Elle le présentera au juge des enfants. On va lui chercher un foyer tenu par des éducateurs.

    Il est trois heures trente du matin. On lui donne une couverture de survie. Et on s’occupe du suivant.

     

    Demain, il acquerra le statut de mineur à la charge de majeurs. S’il peut prouver son âge.  Sinon…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    « Et si l'on osait la vie : le travestimeBalbutiement de lumière - poésie »

    Tags Tags : , , , , , , ,
  • Commentaires

    1
    Vendredi 11 Décembre 2015 à 21:17

    Poignant ce texte !, ça paraît vécu, il en ressort bcp d'empathie.

    Merci Bleu E. (rapport aux actualités, ce serait bien qu'un max. de français lise ton texte)

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :